De quoi nous plaignons-nous ?

Quand on entend les hommes et les femmes politiques débattre des statistiques de la délinquance dans notre pays (et donc du nombre de plaintes déposées), on demeure surpris de leur insistance à utiliser des pourcentages dotés de deux décimales dès lors qu’il s’agit de fustiger le laxisme des uns ou la « politique du chiffre » des autres.
Une lecture attentive d’un récent rapport élaboré par l’inspection générale de l’administration nous convaincra aisément que le débat se situe ailleurs.
Publication initiale le 23/07/2013

Afin que nous parlions tous de la même chose, rappelons que « les infractions pénales sont classées, suivant leur gravité, en crimes, délits et contraventions » (art. 111-1 du code pénal) et que seuls les délits et les crimes peuvent faire l’objet d’un dépôt de plainte.

La législation n’organise que le dépôt de plainte lui-même ; le traitement statistique des plaintes est encadré par de nombreuses circulaires.

Ces plaintes, qui sont reçues par les fonctionnaires de police et les militaires de la gendarmerie nationale, font l’objet d’un enregistrement statistique qui permet d’établir l’état 4001 « des faits qualifiés de crimes et délits constatés pour la première fois » qui est au centre de nombreuses polémiques du fait de sa faible fiabilité.

Le ministre de l’intérieur a, en février 2013, chargé l’inspection générale de l’administration d’une « mission sur l’enregistrement des plaintes par les forces de sécurité intérieure ».

Cette mission, qui a été menée avec le concours des inspections générales de la police nationale et de la gendarmerie nationale et avec l’appui de l’INSEE, a publié un volumineux rapport (composé pour les deux tiers d’annexes que certains n’hésiteront pas à qualifier d’édifiantes).

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’enregistrement des plaintes et leur suivi statistique sont d’une extrême complexité.

La qualification délictuelle ou contraventionnelle de certaines infractions n’est pas toujours aisée et, puisque les contraventions n’entrent pas dans le champ statistique de l’état 4001, des erreurs d’appréciation peuvent avoir des conséquences non négligeables. Cet état, créé en 1972 contient un répertoire de 107 index des faits qualifiés de crimes et délits.

On peut citer l’exemple des violences volontaires qui se situent à la frontière du délit et de la contravention. Selon que les faits auront ou non entraîné incapacité totale du travail d’une durée inférieure ou égale à huit jours, selon que certaines circonstances aggravantes seront réunies (âge de la victime, lien de parenté entre l’auteur et la victime,…), la qualification pénale peut varier.

Ajoutons que la distinction contravention / délit n’est pas opérée de la même manière par les services de police et par ceux de la gendarmerie. Des divergences ont même été constatées à l’intérieur d’une même entité selon les départements.

D’autre part, et même si les procédures étaient communes à tous les services habilités à recevoir des plaintes, il faut reconnaître que la complexité de la nomenclature utilisée (composée d’un code infraction et d’un index) a des incidences statistiques indiscutables.

Le rapport cite pour exemple le cas de l’escroquerie. Ou bien le gendarme qui enregistre la plainte retient l’index 91 « Escroqueries et abus de confiance » qui ne comptabilise que le ou les plaignants ; ou bien il utilise l’index 89 « Falsifications et usages de chèques volés » qui prend en compte le nombre de chèques volés. Le choix de l’index a donc une conséquence immédiate sur le nombre de délits enregistrés.

On peut aussi s’interroger sur la fiabilité du lieu de commission de l’infraction. En vertu du principe du « guichet unique », il est possible de déposer plainte dans n’importe quel service de police ou de gendarmerie quel que soit le lieu de commission de l’infraction. Faut-il encore, pour assurer un suivi statistique pertinent, distinguer systématiquement le lieu de commission de l’infraction du lieu du dépôt de la plainte.

Souvent, les plaignants se rendent dans le service le plus proche de leur lieu de d’activité ou à proximité de la gare qu’ils fréquentent pour se rendre au travail. Il ne faut donc pas s’étonner si (par exemple), sur le site de la Défense (92), plus de 25% des faits enregistrés ne sont pas commis sur place.

Les crimes et délits commis hors de France sont exclus de ce suivi statistique. Le rapport cite « le vol d’un portefeuille déclaré dans le train Lyon-Turin, [qui] sera localisé en Italie et ne sera donc pas enregistré dans les statistiques, même si la victime s’en est aperçue avant de passer la frontière ».

Les procédures de contrôle de l’enregistrement des plaintes par la hiérarchie locale de la police nationale ne font pas l’objet d’une directive nationale.

La mission qui a rédigé le rapport a procédé à l’analyse de divers échantillons de plaintes. Elle mentionne à titre d’exemple, le cas du groupement police de l’Essonne pour lequel elle a étudié 213 procédures portant sur 169 dégradations contraventionnelles et 49 dégradations délictuelles… que la mission a requalifiées en 78 contraventions, 130 délits éligibles à l’état 4001 et 9 délits de fuite.

Les contrôles systématiques ne sont pas plus nombreux à la gendarmerie ; dans le meilleur des cas, les audits portent sur la qualité d’accueil des plaignants.

Il semble d’autre part plus que probable que les objectifs quantitatifs de baisse de la délinquance, fixés aux services de police et de gendarmerie ont dégradé la qualité déjà médiocre de l’enregistrement des plaintes.

Ajoutons à cela l’émission de certaines directives qui viennent encore compliquer la tâche des « plaintiers » (c’est ainsi qu’on les appelle) comme celle qui renvoie vers l’autorité judiciaire pour clarifier la distinction contravention / délit, suivie quelques mois après par une autre directive qui prévoit que « la qualification pénale des destructions, dégradations et détériorations délictuelles ou contraventionnelles pourra être ajustée en fonction de la nature et de l’importance des faits, dûment établies par l’enquêteur ».
De là à conclure que les « plaintiers » sont livrés à eux-mêmes dans le maquis des directives qui se suivent sans être toujours cohérentes entre elles… il n’y a qu’un pas.

On ne s’étonnera pas que la part des dégradations délictuelles dans la délinquance générale soit passée de 17% en 1999 à moins de 12% en 2011 (soit 130 000 faits de moins).

Toujours dans le registre de ces directives qui génèrent de l’incertitude dans le traitement des plaintes, citons le cas des fraudes à la carte bancaire. Nous savons que la responsabilité du porteur de la carte ne peut pas être engagée à l’occasion d’une transaction s’il n’a pas composé son code confidentiel et s’il n’a pas signé de facturette.

Le porteur peut donc contester ce paiement et demander à la banque remboursement du montant de l’opération (pour plus de détails, voir ici).

La direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice a demandé aux procureurs généraux d’« informer de leurs droits les nombreuses personnes qui déposent plainte sans avoir préalablement effectué de démarches auprès de leur banque pour bénéficier du remboursement prévu par la loi, ou qui sont dans la pratique fortement incitées à le faire par leur banque alors que ce remboursement est indépendant du dépôt de la plainte ».

En pratique, de nombreux usagers ont ensuite été découragés par les services de police et de gendarmerie de déposer une plainte. Même si la législation n’impose pas un dépôt de plainte pour obtenir remboursement par la banque des opérations frauduleuses, cette manière de faire a pour résultat de réduire artificiellement les chiffres relatifs aux escroqueries et infractions économiques et financières.

Il n’est pas rare que l’enregistrement des dépôts de plainte fasse l’objet d’un report. Certains reports sont justifiés par une indispensable validation de la hiérarchie, par l’exigence de vérifications complémentaires, parce que les deux derniers jours du mois sont un samedi et un dimanche, parce que c’est la période des congés,… il n’en est pas moins vrai que ce décalage d’un mois sur l’autre a pour effet de fausser les statistiques.
Le rapport n’hésite pas à évoquer également des reports volontaires visant à minorer les statistiques de la délinquance.

Même si certaines évolutions récentes peuvent laisser espérer des changements, il faudra beaucoup de temps pour parvenir à des statistiques fiables.

Ainsi le ministre de l’intérieur, dans une circulaire aux préfets de janvier 2013, exprimait sa volonté de « rompre avec la politique du chiffre, qui consiste à fixer des objectifs à l’avance au risque de dévoyer les règles d’enregistrement statistique pour pouvoir les atteindre ».

Il est également prévu d’abandonner le « chiffre unique » de la délinquance qui consistait à ne prendre en compte que la totalité des faits délictuels et criminels, laissant dans l’inconnu les faits relevant de la contravention.

Figure aussi parmi les objectifs, la possibilité de mieux cerner certains phénomènes (délits routiers, violences conjugales, cybercriminalité,…).

On ne peut évoquer la question du suivi statistique de la délinquance sans penser aux outils utilisés par les services ; outils qui devront subir des évolutions afin notamment de prendre en compte de manière obligatoire le lieu de commission de l’infraction.

Une unification des index utilisés par la police et la gendarmerie devra être opérée et ces applications devront gagner en ergonomie (contrôles de cohérence lors de la saisie, fenêtres affichant la totalité des choix possibles,…).

Ces outils devront aussi pouvoir être connectés avec ceux qui produisent les statistiques judiciaires afin qu’un lien soit réalisé entre les infractions et la réponse pénale (les suites judiciaires) qui leur est donnée.

Le constat réalisé par la mission est assez pessimiste. Les rédacteurs du rapport n’accordent aucune confiance aux analyses comparatives basées sur les données brutes de délinquance constatée avant et après 2012.

Ils considèrent

  • que les statistiques de la délinquance enregistrées par la police nationale ne seront pas fiabilisées en données brutes avant 2016 ;
  • que les premières comparaisons annuelles de données brutes ne pourront être effectuées qu’en 2018.

 

De quoi nous plaignons-nous ? Personne ne peut à ce jour le dire avec certitude ; patientez jusqu’en 2018 !