Voyage dans le désert judiciaire français

En cette période estivale, on peut tous rêver de se rendre dans un pays où il ne pleut pas et pourquoi pas dans un désert. Saviez-vous qu’il est possible de visiter un désert judiciaire ? L’immense avantage de ce dernier est que vous ne vous ruinerez pas en frais de transport car il en existe probablement un près de chez vous. Un désert sans sable et sans animaux à bosse (quoique…) pour lequel le guide touristique reste à écrire.

Les gens « comme il faut » n’ont pas affaire à la justice… mais c’est oublier que chaque année les tribunaux civils reçoivent 1,6 millions de dossiers nouveaux. Tutelle, divorce, crédit, dossier prud’homal, problème sur un bail à usage d’habitation, conflit de voisinage,… Qui peut assurer qu’il n’aura jamais besoin de solliciter la justice ou qu’il ne sera pas impliqué dans une affaire ?

Publication initiale le 31/07/2012 – Dernière modification 28/02/2013

La réforme de la carte judiciaire de notre pays a toujours été un dossier d’une grande complexité. Il suffit de rappeler la tentative de Poincaré en 1926 pour supprimer les tribunaux d’arrondissement sur des critères exclusivement économiques… et l’abrogation du texte en 1930.

La première grande réforme est celle que mena Michel Debré (par ordonnance donc sans solliciter le Parlement) en 1958 au terme de laquelle 2 902 justices de paix et 351 tribunaux de première instance furent transformés en 455 tribunaux d’instance (TI) et 172 tribunaux de grande instance (TGI) répartis dans les départements en fonction de leur niveau de population.

En juin 2007, Madame Dati annonça son intention de réformer une carte judiciaire qui avait subi très peu de modifications au cours du demi-siècle passé à l’exception de quelques créations de juridictions.

Il n’est venu à l’idée de personne de contester la nécessité d’une réforme. Les divergences de vue sont apparues relativement à la méthode employée par la chancellerie que beaucoup ont qualifiée de « logique comptable ».

En nombre de juridictions par habitant, la France se situait au niveau de l’Allemagne mais les ressorts territoriaux des juridictions françaises étaient deux fois plus vastes que ceux des juridictions allemandes (un tribunal pour 703 km² en France contre un tribunal pour 314 km² en Allemagne).

Il faut noter également que la répartition des juridictions sur le territoire n’était pas homogène. Exemples : Le TGI de Millau (Aveyron) était compétent pour moins de 70 000 habitants alors que celui de Paris l’était pour plus de 2 millions d’habitants. Le ressort du plus petit TI, celui de Barcelonnette (Alpes de Haute-Provence), comprenait 10 000 habitants alors que celui de Bordeaux était compétent pour 930 000 habitants.

La majorité des d’études menées au cours des 50 dernières années mettaient en évidence la nécessite de réformer la répartition des contentieux entre les juridictions avant de réformer la carte judiciaire française.

Mise en œuvre de la réforme

À l’origine, l’objectif du gouvernement était de réformer l’organisation judiciaire et la répartition des contentieux ; la modification de la carte judiciaire n’étant alors qu’une conséquence de cette réforme. En limitant la réforme à la modification des implantations judiciaires, la chancellerie s’est affranchie de la nécessité de solliciter le Parlement.

La réforme a donc été engagée au pas de charge et sans étude d’impact. Annoncée en juin 2007, elle a fait l’objet d’une « période de concertation » au cours de l’été (de juillet à septembre 2007) et deux décrets ont été publiés en février 2008.

Les critères mis en œuvre pour supprimer des juridictions ont été principalement des indicateurs d’activité sans prise en compte des bassins démographiques et d’emploi, ou des spécificités des territoires. Il fallait donc conserver les juridictions de « taille suffisante » (comme disait madame Dati)… et supprimer les autres.

La réforme en chiffres

  AVANT Suppressions Créations APRES  Variations
Nb total de juridictions

1242

401

15

856

 
Tribunaux de grande instance (TGI)

181

21

 

160

-11,60%

Tribunaux d’instance (TI)

476

178

7

305

-35,92%

Greffes détachés

86

85

 

1

-98,84%

Tribunaux de commerce (TC)

185

55

5

135

-27,03%

Tribunaux mixtes de commerce *1

7

 

1

8

14,29%

Conseils de prud’hommes (CPH)

271

62

1

210

-22,51%

On aurait pourtant pu s’y prendre autrement…

On aurait pu se pencher au préalable sur la répartition des contentieux entre les différentes juridictions en visant notamment à une clarification et à une simplification de la compétence des juridictions de première instance.

Rappelons en effet que le tribunal d’instance (TI) a en charge ce que l’on a l’habitude d’appeler le « contentieux de proximité » : crédit, surendettement, protection juridique des majeurs, injonction de payer, litiges de faible montant, baux d’habitation,… pour lequel les parties ne sont pas obligées de recourir aux services d’un avocat.

Devant le TGI, qui reste compétent notamment en matière de contentieux familial (autorité parentale, révision de la pension alimentaire,…), chaque requête oblige les parties à se présenter devant le juge du TGI ou à se faire représenter par un avocat.

Cette répartition des compétences reste parfois un peu obscure pour le justiciable.

Dans les études menées au cours des décennies passées, on pouvait remarquer une proposition tendant à créer un « guichet unique de greffe » qui permettait au justiciable d’effectuer, dans son ressort judiciaire, l’ensemble des démarches auprès de la juridiction la plus proche de son domicile ; ce guichet unique se chargeant ensuite de transmettre la requête au tribunal compétent. Cette proposition n’a hélas pas été suivie d’effets.

On aurait pu aussi établir des critères pertinents pour évaluer la charge de travail des tribunaux au lieu de s’en tenir au départ à des niveaux d’activités (nombre d’affaires) ; niveaux d’activités qui ont ensuite été panachés à d’autres critères que les parties en présence ont parfois jugés pour le moins opaques. Comme on le verra plus loin, le maillage des transports et les spécificités naturelles et géographiques n’ont pas toujours été pris en compte… au point qu’environ 200 recours devant le Conseil d’État ont été présentés contre les décrets qui ont mis en œuvre la réforme.

On aurait pu prendre en compte toutes les réformes initiées en parallèle de celle relative à la refonte de la carte judiciaire afin d’évaluer leur incidence sur la charge de travail des différentes juridictions. On peut citer parmi ces réformes celles relatives à la dématérialisation des procédures, à la réforme de la garde à vue, à l’expérimentation des jurés en correctionnelle,…

On peut également citer la réforme du crédit à la consommation qui élève le plafond des prêts soumis à ce dispositif à 75.000 € en vertu d’une directive CEE d’avril 2008 qui était en cours d’étude lors de la réforme de la carte judiciaire (même si la transposition en droit français de ce texte n’est intervenue qu’en juillet 2010). Le TI est compétent pour ces prêts quel que soit leur montant ; en augmentant leur plafond de 21 500 € à 75 000 €, on accroît le nombre de litiges susceptibles d’être tranchés par le TI.

On aurait pu tenter de coordonner la compétence géographique des juridictions avec la carte administrative de la France. On aurait ainsi peut-être réussi à mettre fin aux discordances existant entre le ressort des 36 cours d’appel et les 22 régions administratives.

Les cours d’appel n’ont pas été concernées par la réforme alors que la question de la proximité de la justice y est bien moins forte que pour les tribunaux de première instance (TI, TGI, TC, CPH,…).

Un exemple caractéristique est celui de la cour d’appel de Reims dont le ressort relève, pour l’administration pénitentiaire, de la direction interrégionale située à Dijon, pour la protection judiciaire de la jeunesse, de la direction interrégionale située à Orléans, pour la juridiction interrégionale spécialisée, de la cour d’appel de Douai et pour la police judiciaire, de la direction interrégionale de Strasbourg. Ça ne s’invente pas… et la réforme de 2008 n’y a rien changé.

On aurait pu aussi, comme il est d’usage lorsqu’une réforme emprunte la voie parlementaire, affiner les coûts prévisibles d’une telle réforme qui était censée permettre de substantielles économies.

De nombreuses juridictions de première instance étaient hébergées à titre gratuit par la commune ou le Conseil général. Lorsqu’elles ont dû déménager pour fusionner avec une autre juridiction (ou plusieurs), il a fallu louer de nouveaux locaux et les aménager. Ces frais s’élèvent à environ 340 millions d’euros. Dans certaines juridictions, des travaux venaient d’être terminés juste avant la réforme et les locaux rénovés ont été abandonnés.

Cette réforme a également eu un « coût social » de près de 18 millions d’euros car il a été nécessaire d’accompagner les magistrats et les fonctionnaires dans leur migration (aide au relogement, à la mobilité du conjoint,…)

Il a également été nécessaire de dédommager les avocats inscrits auprès des 21 TGI supprimés pour un peu plus de 20 millions d’euros. Conserver un cabinet dans une ville qui n’a plus de TGI risquait de générer pour eux d’importants frais de transport. Transférer leur cabinet au siège du nouveau TGI pouvait aussi coûter dans en cas de licenciement du personnel non mobile. Disposer d’un cabinet principal et d’un cabinet secondaire, dans les deux ressorts est aussi source de frais.

On aurait pu tenter d’anticiper les incidences de la réforme sur les délais de traitement des affaires d’autant que certaines juridictions étaient déjà débordées. Quelques éléments chiffrés sur le pourcentage des juridictions présentant des retards de traitement :

2008

2009

2010

2011

TI délais > à 5,5 mois

22%

35%

43%

35%

TGI délais > à 7,5 mois

27,1%

44%

38%

32%

 

 

 

 

 

Signalons également le cas du TI de Bordeaux (le TI le plus actif de France avec 11.000 nouvelles affaires en 2008) qui a absorbé 3 TI de Gironde (Lesparre-Médoc, La Réole et Bazas) en augmentant sa charge de 10%.

On aurait pu mettre au cœur de la réforme l’accès à la justice pour tous… mais on a fait autrement. Les juridictions n’ayant pas atteint une « taille suffisante » ont été supprimées ; les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) étant censées suppléer l’absence de justice de proximité au même titre que les maisons de la justice et du droit (MJD) et les « points d’accès au droit » même si nous savons tous que ces dispositifs ne sont pas implantés sur tout le territoire.

Lors de la présentation de la réforme de la carte judiciaire, les audiences foraines (possibilité pour les juridictions de tenir des audiences en dehors de la commune où elles ont leur siège et en toute matière) semblaient représenter une solution pour faire face à l’éloignement de la nouvelle juridiction par rapport à celle qui était supprimée. Mais les audiences foraines sont contraignantes en termes d’organisation (déplacement des magistrats et greffiers, outils informatiques, dispositifs de sécurité,…) ; c’est pourquoi il y en a si peu. Il en existe encore à Saint-Gaudens (Haute-Garonne) en matière familiale (hors divorce) deux fois par mois.

Proposition de circuit dans les zones désertiques

Il est communément admis que les déserts judiciaires sont des territoires peuplés dans lesquels la première implantation judiciaire est à plus de 100 kilomètres mais le kilométrage n’est pas le seul critère à prendre en compte ; l’absence de transports en commun et/ou la qualité des voies de circulation sont aussi des éléments essentiels.

Commençons par la Champagne où les TI de Bar-sur-Seine et Bar-sur-Aube ont été supprimés. Rendons-nous à Bar-sur-Aube et tentons de rejoindre Troyes (les deux villes étant distantes de 57 kilomètres) où se situent le TI et le TGI. Il est conseillé d’être bien organisé et il faut souhaiter que l’audience ne soit pas trop matinale car le premier train qui relie ces deux villes en 45 minutes est à 8h53 (le suivant à 11h26). On peut aussi faire le voyage en bus mais c’est plus long (1h10).

Dans le cas où nous choisissons d’aller de Bar-sur-Seine à Troyes (les deux villes étant séparées par 33 kilomètres), il est prudent de disposer d’un véhicule personnel puisqu’il n’y a que 4 bus par jour qui relient les deux villes en une heure.

La situation n’est pas meilleure dans le centre de la France. Le TI d’Ussel ayant été supprimé, il faut maintenant aller plaider à Brive-la-Gaillarde. On peut parcourir les 99 kilomètres qui séparent les deux cités en prenant le train de 8h45 (le suivant est à 12h14). Le trajet s’effectue en près de 2 heures. Là aussi, il faut espérer que l’audience aura lieu après déjeuner (à défaut, il faut partir la veille). Pour le retour, il faut aussi s’organiser et souhaiter que le magistrat n’ait pas beaucoup d’affaires à traiter car l’objectif est de prendre le train du retour à 17h13 (au pire celui de 18h27). Le dernier train partant de Brive est à 19h03 et arrive à Ussel… 4h10 après.

Le sud du Puy-de-Dôme et le nord de la Haute-Loire sont également devenus des déserts judiciaires du fait de la suppression des TI d’Issoire, d’Ambert et de Brioude.

Dans le sud de la France, la situation est assez délicate du fait de la suppression du TGI de Saint-Gaudens (Haute-Garonne). Les plaideurs des cantons de Luchon, Montréjeau et Barbazan doivent désormais se rendre à Toulouse et parcourir entre 130 et 150 kilomètres. Les Luchonnais (habitants de Bagnères-de-Luchon) doivent ainsi effectuer 145 kilomètres en bus et train, en partant à 9h36… pour arriver à 12h29.

N’oublions pas non plus les justiciables de Saint-Pons-de-Thomières (Hérault), dont le TI a disparu, qui doivent se rendre à Béziers en 1h15 par le bus puisqu’il n’y a pas de train sur ce trajet.

Quant à la Bretagne, ses seules implantations judiciaires sont littorales depuis la suppression des TI de Loudéac, Pontivy et Ploërmel. La Bretagne intérieure est devenue un désert judiciaire ; seule la ville de Rennes a conservé ses implantations.

Nous terminerons ce circuit par la Corse du sud et l’interminable voyage qui permet de relier Sartène (dont le TI a disparu) à Ajaccio. 82 kilomètres de route qu’il est impossible de parcourir en moins de 1h20 en voiture et 2 heures en bus. Dans cette région aussi, nous recommandons la prudence car il n’y a que 4 bus par jour et il est impossible d’être à Ajaccio avant 10h le matin sauf à partir la veille (et c’est sans parler du coût prohibitif du ticket de bus dans cette région).

Pour ceux qui penseraient que seule la province a été touchée par cette désertification judicaire, je me permets d’ajouter qu’en Île-de-France, en Seine-et-Marne, la suppression du TI de Coulommiers oblige les habitants de l’est du département à se rendre à Meaux en parcourant parfois plus de 50 kilomètres en voiture car il n’y a ni train ni bus.

 

Tous les temps de trajet mentionnés ci-dessus le sont à titre indicatif… et par beau temps.

Pour connaître le sort réservé à votre région, vous pouvez consulter la carte de la page 150 du rapport rédigé par les sénateurs Nicole BORVO COHEN-SEAT et Yves DÉTRAIGNE.

Pour savoir si votre village se situe dans un désert judiciaire, vous pouvez saisir son nom ici

Tous les chiffres sont issus du rapport lui-même (sauf les temps de transport et les horaires des trains).

28/02/2013 – Voir aussi Mission sur l’évaluation de la carte judiciaire (Ministère de la justice) – février 2013

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(*1) Le tribunal mixte de commerce a les mêmes compétences que le tribunal de commerce. Le tribunal mixte comprend des juges élus mais, contrairement au tribunal de commerce, il est présidé par un magistrat. Il y a des tribunaux mixtes de commerce en Alsace et Moselle, en Guadeloupe, Martinique, Guyane, Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, à Mayotte, à La réunion et à Wallis-et-Futuna.

 

2 réflexions sur « Voyage dans le désert judiciaire français »

  1. Comme toujours notre amie Vanille produit un aricle très intéressant, détaillé et donnant matière à réflexion, qui nous fait regretter sa longue absence (7 mois) sur le forum.

    La suppression de nombreux tribunaux a aussi pour conséquence, me semble-t-il, une perte de temps pour les avocats qui passent dans les « salles des pas perdus » de longues heures à attendre que l’affaire soit appelée. Et pendant qu’ils attendent, il leur est difficile de faire autre chose. Ce qui allonge le temps de traitement des autres dossiers et ainisi de suite….

    Cdt.

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