Cela ne nous regarde pas

Personne ne contestera la légitime émotion que suscite le départ de jeunes Européens vers des lieux de combat situés au Proche-Orient.
Certains parlementaires ont, avec pour objectif de réduire l’influence des organisations qui assurent la promotion de ce type d’engagement, déposé une proposition de loi.
Dans la rubrique « un fait divers / une loi », analysons les principales mesures de ce dispositif.
Publication initiale le 11/06/2014 – Dernière mise à jour le 12/06/2014

La proposition de loi « renforçant la lutte contre l’apologie du terrorisme sur internet » déposée par Guillaume LARRIVÉ, Éric CIOTTI et certains de leurs collègues, a été enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 avril 2014 et sera discutée en séance à compter du 12 juin 2014.

Ce texte propose notamment

  • L’établissement par le ministère de l’Intérieur d’une « liste noire » de sites internet faisant l’apologie du terrorisme ; il serait fait obligation aux fournisseurs d’accès d’en « bloquer l’accès sans délai ».
  • La création d’un délit « permettant d’incriminer toute personne qui consultera de manière habituelle, et sans aucun motif légitime, des sites internet qui provoquent au terrorisme ou en font l’apologie ».
    Ce nouveau délit serait puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Aucune infraction ne pourrait être retenue à l’encontre des personnes qui consultent ces sites alors qu’elles exercent la profession de chercheur ou de journaliste.

Il ne serait pas inopportun de rechercher les raisons pour lesquelles les pays de destination de ces jeunes Européens sont en situation de conflit. On pourrait s’interroger sur le rôle de certains pays tiers dans l’origine de ces événements, sur les enjeux stratégiques que représentent ces États en guerre ainsi que sur la nature des richesses de leur sol et de leur sous-sol. Mais, comme chacun sait, cela ne nous regarde pas.

Il ne serait pas inutile de savoir qui assure le financement de ces voyages ainsi que celui de l’acquisition de l’armement. Nous aurions du mal à croire que ces jeunes, souvent sans emploi ni ressources, ont sollicité avant leur départ un prêt personnel bancaire remboursable en 48 mois. Mais, cela non plus ne nous regarde pas.

Personne n’explique pourquoi, dans les quartiers sensibles (comme ils disent) et parfois aussi dans les prisons, la lecture de livres religieux recueille plus de succès que le football ou le poker. De toute façon, cela ne nous regarde pas.

Contrairement à ce qu’on entend tous les jours, la France dispose en matière de lutte contre le terrorisme d’un arsenal législatif que nous envient peut-être certains de nos voisins européens.

Citons quelques textes qui ne représentent qu’un extrait des dispositions en vigueur :

  • L’alinéa 6 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui punit ceux qui « auront provoqué directement aux actes de terrorisme prévus par le titre II du livre IV du code pénal, ou qui en auront fait l’apologie » de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
  • L’article 421-2-1 du code pénal qui prévoit le délit d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.
  • L’article 322-6-1 du code pénal qui réprime le fait de diffuser des procédés permettant la fabrication d’engins de destruction élaborés à partir de poudre ou de substances explosives, de matières nucléaires, biologiques ou chimiques, ou à partir de tout autre produit destiné à l’usage domestique, industriel ou agricole. Les peines (un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende) sont portées à trois ans d’emprisonnement et à 45 000 euros d’amende lorsque la diffusion a été effectuée par l’intermédiaire d’ »un réseau de communication électronique à destination d’un public non déterminé ».
  • L’article 113-13 du code pénal qui prévoit que tout crime ou délit terroriste commis à l’étranger par un Français peut désormais être poursuivi en France.
  • La loi n°2012-1432 du 21 décembre 2012 a créé un nouveau délit de « recrutement terroriste » qui est puni de dix années de prison et de 150 000 euros d’amende.

Les conditions dans lesquelles ces mesures sont mises en œuvre (ou restent lettre morte) ne nous regardent pas non plus.

L’article 6 de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l’économie numérique, prévoyait le blocage administratif des sites pédopornographiques dans des conditions fixées par un décret… qui ne sera probablement jamais publié.
Voir à ce sujet la réponse faite par Fleur Pellerin à une question ministérielle d’août 2012.

Au-delà des difficultés techniques (mal anticipées, semble-t-il, par le législateur) pour bloquer des sites internet, et de l’indispensable compensation financière qui serait due par l’État aux fournisseurs d’accès, certains n’hésitent pas à affirmer que ce décret en gestation depuis 10 ans pourrait se heurter à la liberté de communication garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

On conçoit aisément que des personnes et des organisations soient sous surveillance policière du fait de leurs prises de position, de leurs déplacements ou des mouvements enregistrés par leurs comptes bancaires. De là à considérer que 65 millions de personnes ne disposeraient pas du droit de s’informer selon les modalités et les supports qu’elles choisissent, il y a un pas de géant qu’il serait dangereux de franchir.

C’est aussi faire fi du point de vue de certains spécialistes qui prétendent que l’immense majorité des échanges préalables à un voyage au Proche-Orient se déroulent sur les réseaux sociaux ; réseaux sociaux qui, pour certains, font preuve d’une certaine pudibonderie dès lors qu’il s’agit d’afficher une paire de fesses ou une paire de seins mais qui semblent moins émus face au portrait en pied d’un combattant armé. Quelle importance ?… puisque cela ne nous regarde pas.

Compte tenu de la difficulté de donner une définition objective du terrorisme, il est pour le moins préoccupant de laisser au ministère de l’Intérieur le soin de décider qui est terroriste et qui ne l’est pas afin d’alimenter la liste des sites internet qu’il serait interdit de consulter. L’histoire du monde prouve que, dans certaines circonstances, les terroristes d’hier sont les héros d’aujourd’hui (et réciproquement).

Chacun sait que, dans les pays démocratiques, le droit pénal réprime la tentative et la commission de l’acte punissable (article 121-4 du code pénal)… pas l’intention, serait-elle avérée.

Nombreux sont celles et ceux qui ont lu (dans le désordre ; la liste n’étant pas exhaustive) des ouvrages rédigés par Hitler, Gobineau, Heidegger, Marx, Lénine, Trotski, et bien d’autres… Sont-ils tous devenus des apologistes du racisme ou de l’antisémitisme ou encore des militants œuvrant activement pour l’avènement du grand soir ? Évidemment non !

Un jour viendra où le ministère de l’Intérieur sera seul compétent pour lister les sites internet consultables par les citoyens ordinaires que nous sommes (écervelés, influençables… mais hélas pas dotés d’une carte de presse).
Il aura également vocation à définir la liste des ouvrages que nous pouvons acquérir ou emprunter à la bibliothèque, la liste des conférences auxquelles nous pouvons participer, la liste des chansons que nous pouvons écouter,…

Ce jour-là, ce n’est pas un magistrat qui instruira le dossier en quête des preuves d’un délit ou d’un crime dont nous serons accusés ; nous serons condamnés sur le fondement de la seule analyse rétrospective de nos sources d’information et sur la base de nos pensées supposées.

Même si nous disposons encore de quelques décennies pour y réfléchir, avant que cette société digne de Minority Report (prévue pour 2054) ne devienne notre quotidien, les propositions de loi de ce type ne peuvent pas passer inaperçues. Et, cela… ça nous regarde tous !

 

Mise à jour du 12/06/2014 : l’Assemblée nationale n’a pas adopté la proposition de loi.